L’angoisse, l’absence de perspectives et le sentiment d’impuissance étaient encore plus perceptibles qu’en octobre dernier. Comme si les coups portés avaient mis nos amis palestiniens un peu k.o. Et pourtant, les mêmes construisent des alternatives économiques avec l’énergie de ceux qui se veulent acteurs de leur devenir. D’où un sentiment étrange, mélange de douleurs et de joies partagées, de pessimisme et d’optimisme. Dans un pays où, de séjour en séjour, nous ne pouvons que constater l’avancée éhontée des murs, l’extension des colonies, le morcellement des territoires, la profusion des initiatives est manifeste comme autant d’actes d’une résistance quotidienne que l’armée d’occupation cherche à anéantir, sans y parvenir.
Naplouse est désormais fermée aux étrangers non munis d’une autorisation de la sécurité israélienne. Si nous avons pu entrer, c’est grâce à la voiture consulaire qui nous accompagnait dans notre mission commune pour l’huile d’olive en Palestine. La ville, corsetée, bloquée depuis si longtemps ; la ville éventrée et asphyxiée, s’acharne à vivre malgré tout. Les boutiques du centre historique sont ouvertes. La vie semble normale, tant les Naplousis savent se saisir de chaque instant pour affirmer qu’ils sont toujours là, vivants. Naplouse de jour, côté face ; Naplouse la nuit, côté pile, livrée à la soldatesque, aux chars, aux fouilles et aux arrestations arbitraires, à l’impunité.
La vie des Palestiniens témoigne de cet acharnement de fourmi à reconstruire obstinément ce qui a été détruit. Et réactualise le mythe de Sisyphe en recommençant encore et encore. Ce militant du PPP [1], membre du comité de résistance de la ville, nous dit calmement qu’il défendra sa ville coûte que coûte. Il nous montre les plaques érigées à la mémoire de ceux qui sont tombés pendant « l’opération Rempart » et plus récemment, pendant le siège de décembre. Il raconte ces familles entières ensevelies sous les décombres de leur maison.
Rami est venu nous rejoindre. Il est volontaire à l’Union des fermiers. Il avait seize ans, pendant la première Intifada, quand il a été capturé par l’armée israélienne dans son village de Beit-Dajan, placé en isolement pendant des mois durant sa détention administrative, torturé puis condamné à plusieurs années de prison. Son beau-frère Abdallah et lui tous deux militants communistes, évoquent avec émotion et pudeur les violences subies qui rappellent les récits de tant de prisonniers palestiniens…
Beit Dajan, un village enclavé
Nous partons avec lui passer la nuit dans sa maison. Beit Dajan et Beit Furik, qui se situent situés à l’est de Naplouse, sont deux villages complètement enclavés depuis le début de la deuxième Intifada. Vingt mille personnes sont prises en étau entre des colonies israéliennes - dont l’extrémiste colonie d’Itamar - qui dominent et contrôlent la vallée. Pour s’y rendre, il faut sortir de Naplouse par un unique check-point, l’un des plus terribles, qui verrouille tout accès aux villages. La route qui continuait sur Jéricho et la vallée du Jourdain est désormais réservée aux colons et interdite aux Palestiniens.
Le check-point est fermé tous les soirs, avant le coucher du soleil. S’il y a un problème grave de santé, il faut aller à l’hôpital de Naplouse. Il y a bien une petite clinique au village, mais sans médicaments et le médecin ne vient que deux fois par semaine. Que de témoignages épouvantables avons-nous entendus ! Sept personnes sont mortes à cause de la fermeture. Les soldats ne voulaient pas laisser passer la fille d’Abdallah qui s’était grièvement blessée. La mère d’un homme est morte en attendant l’ouverture du check-point. Quotidiennement, les soldats arrêtent des femmes et des hommes qui restent pendant huit heures, accroupis en plein soleil avant d’être renvoyés chez eux.
L’école est perturbée parce que les enseignants viennent de Naplouse ou d’autres villages. Les étudiants sont obligés de rester dormir à Naplouse. Les travailleurs qui avant, allaient travailler en Israël ou à Naplouse, n’ont plus de travail depuis quarante mois.
Menacés par les colons
et par le mur
Beit-Dajan, village agricole, produit du blé et des olives. Avant l’Intifada, les familles vivaient principalement de l’olivier. Cette année, les oléiculteurs n’ont pas pu apporter les olives au moulin à Naplouse. Seuls 20 % des 5700 hectares du village sont cultivés. Le reste est annexé par l’armée et les colons. Un colon a récemment pris 40 ha à lui seul, qu’il a clôturés avec des barbelés. Ils ont volé les cheptels de moutons. Au moment de la moisson, ils descendent et mettent le feu. Les paysans sont obligés de récolter à la main, avant que le blé soit mûr.
Autre problème, celui de l’eau. Les céréales ont besoin d’irrigation, mais il n’est plus possible d’arroser. Il n’y a pas de pipe-line pour amener l’eau au village. La seule eau disponible provient de pluie collectée dans des citernes. Israël interdit de creuser des puits ou alors, à moins de 300m de profondeur parce que le débit y est très faible. Beaucoup de maisons n’ont pas l’eau potable. Les enfants attrapent des amibes parce qu’ils boivent de l’eau insalubre. Lorsqu’il n’y a plus d’eau, l’armée perturbe l’approvisionnement par les camions-citernes et les habitants n’ont pas d’argent pour payer l’eau, très chère.
Le conseil municipal (dirigé par le PPP) a installé l’électricité, refait des routes, ouvert des chemins agricoles, construit des écoles. Mais il n’a plus assez de rentrées financières parce que les villageois ne peuvent plus payer. « C’est comme si la vie s’était arrêtée, et les plans à venir sont très noirs » nous dit Rami. Le mur doit prendre 3000 ha sur les 5700 de superficie totale du village. Il coupera la vallée fertile en deux et il bloquera toute possibilité de se rendre à Jéricho. Déjà, toutes les terres du village qui donnaient sur le versant du Jourdain sont inaccessibles.
Rami, qui ne peut plus vivre de ses oliviers et qui n’a plus de travail, est volontaire pour animer le club des enfants, sans argent ni fournitures. « Ceux qui souffrent le plus ce sont les enfants. Quand nous faisons une journée de peinture, ils choisissent de préférence la couleur rouge. Ils disent que c’est du sang. Ils sont agressifs. Ils demandent pourquoi ils n’ont pas la même vie que les autres enfants. » Un jardin d’enfants est en cours de construction, avec peu de moyens. Rami voudrait développer l’informatique, les échanges avec les enfants de France. Il se débat, avec fougue, pour trouver des soutiens.
Vers Jénine par « Torabora »
Le lendemain, pour éviter le check-point, nous repartons, avec Rami et Abdallah, par la piste agricole ouverte par le PARC, qui descend à pic dans la vallée fertile et qu’ils appellent avec humour « Torabora ». Peine perdue, puisque nous tombons sur un barrage militaire. Il faudra parlementer pour que les soldats nous laissent passer. En compensation, nous traversons des paysages grandioses.
Nous rejoignons Jénine. Là encore, je suis frappée par l’énergie des Palestiniens pour reconstruire sur les ruines laissées par les Israéliens dans le camp de réfugiés, après les massacres de « l’opération Rempart ». Le trou béant est aujourd’hui un véritable chantier, hérissé d’échafaudages géants.
A Faqqu’a : le mur contre les moutons
Nous roulons vers le nord de la Cisjordanie, le long de la Ligne verte. Le mur est là, qui enserre le petit village de Faqqu’a où nous rencontrons les fermiers. Ici comme ailleurs, le problème est le manque de terres agricoles et ce mur infernal. La surface d’origine du village était de 3600 ha. En 1948,
2800 ha ont été confisqués. Restaient 800 ha pour un village de 3500 habitants et pour l’élevage, puisque la bonne terre agricole avait été confisquée en 1948. Si l’on décompte les terres qui appartenaient au domaine public, il ne restait plus que 300 ha. La terre communale était utilisée par les fermiers. L’un des membres du groupement avait planté trente-cinq oliviers. En 1997, arguant du fait qu’il n’avait pas de titre de propriété, les soldats israéliens sont venus couper les arbres. La veille, ils avaient déposé l’avis d’arrachage sous une pierre, à l’entrée du champ, parce que le remettre en mains propres au fermier aurait signifié qu’Israël le reconnaissait comme propriétaire.
Le mur vient de prendre 100 ha de plus : 50 ha pour construire le mur et 50 ha de l’autre côté du mur. Il n’y a plus de terres pour faire pâturer les moutons.
« Cela nous oblige à nourrir les bêtes à l’étable sans pouvoir les faire sortir. En 2000, nous avons créé une coopérative d’élevage de quatre mille têtes. Le groupement permet l’achat des fourrages et des médicaments. Chaque membre du groupement possède au moins dix moutons. Nous sommes quarante-deux membres sur cent vingt éleveurs. Chaque adhérent apporte 150 dollars au départ, puis 35 dollars de cotisation annuelle. La mise de départ sert de fonds de roulement pour l’achat du stock des médicaments. »
Ils produisent de la viande, du lait, du fromage. « Les conséquences du mur sont très négatives pour la vie économique du village et pour la commercialisation de nos produits, particulièrement vers Israël. Ajoutez le siège de Naplouse et de Jénine qui réduit encore le commerce. » Naplouse, le plus grand pôle économique de la Cisjordanie, qui importait les produits agricoles de la région, n’est plus en mesure de stimuler l’économie. Les sièges, la fermeture de la ville, isolent les zones agricoles en. autant d’enclaves. Le chômage affecte les conditions de vie de 80 % des villageois, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté.
« L’histoire se répète », nous dit le président du groupement d’éleveurs.
« Bush, le prince de la démocratie et de la civilisation, refait une nouvelle "déclaration Balfour" en autorisant Israël à nous prendre nos terres. Votre aide est indispensable pour soutenir notre résistance. Je pense aux jumelages qui permettent des échanges, des visites et des projets communs. Nous souhaitons que vous fassiez bouger la rue en France pour faire savoir ce qui se passe ici. »